Chapitre 3
Ubik instantané possède tout
l’arôme
du café-filtre fraîchement moulu.
Votre mari vous dira :
« Chérie, je trouvais ton café comme-ci
comme-ça ;
mais maintenant… miam, quel régal ! »
Sans danger si l’on se conforme au mode d’emploi.
En pyjama à rayures bariolé style costume de clown, Joe Chip s’assit à la table de sa cuisine, alluma une cigarette et, après avoir inséré une pièce de monnaie, manœuvra le cadran de la machine à homéojournal récemment louée pour lui. Ayant la gueule de bois, il dédaigna nouvelles interplanétaires, resta en suspens sur informations courantes, puis finalement sélectionna la rubrique potins.
« Oui, monsieur, annonça jovialement la machine. Voici les potins ! Devinez ce que Stanton Mick, le reclus célèbre, le spéculateur et financier universellement connu, s’apprête en ce moment à faire. » Les rouages crissèrent et un rouleau de papier imprimé sortit d’une fente ; le rouleau qui venait d’être éjecté, un document en quadrichromie, gravé en creux avec une encre brillante, roula sur la surface de la table de néo-teck avant de rebondir sur le plancher. La tête martelée par la migraine, Chip le ramassa et l’étala devant lui.
MICK TAPE DE DEUX MIL
LA BANQUE MONDIALE.
Londres (A.P.). Qu’est-ce que Stanton Mick, le spéculateur et financier universellement connu, peut bien s’apprêter à faire ? Telle est la question qu’on se pose dans le monde des affaires à la suite des bruits qui courent à propos du magnat de l’industrie, aussi connu pour son impétuosité que pour son excentricité. Stanton Mick, qui avait proposé un jour de faire construire gratuitement une flotte spatiale permettant à Israël de coloniser les déserts de Mars et de les fertiliser, aurait demandé (et, paraît-il, obtenu) un prêt ahurissant, d’un montant sans précédent, pour
— Ce n’est pas des potins, dit Joe Chip à la machine. C’est de la spéculation sur des transactions financières. Aujourd’hui je veux savoir quelle vedette de la TV couche avec la femme droguée de qui.
Comme d’habitude il avait mal dormi, tout au moins en termes de sommeil à MOR (mouvements oculaires rapides). Et s’il s’était abstenu de prendre un somnifère car, malheureusement, sa réserve hebdomadaire de calmants et stimulants, fournie par la pharmacie autonome de l’immeuble où se trouvait son conapt, était presque épuisée – à cause de l’abus qu’il en avait fait, sans doute, mais ce n’était pas une consolation. Aux termes de la loi il ne pouvait se présenter de nouveau à la pharmacie que le mardi suivant. Cela faisait encore deux jours, deux longs jours.
— Dans ce cas réglez le cadran sur potins croustillants, dit la machine.
Joe Chip s’exécuta et un second rouleau dégorgé par la machine émergea de la fente ; il contempla une excellente caricature de Lola Herzburg-Wright, se pourlécha de satisfaction à la vue de son oreille droite entièrement dévoilée, puis se régala du texte.
Accostée l’autre soir par un malfrat dans un bouge new-yorkais bien connu de la faune nocturne, Lola Herzburg-Wright riposta d’un coup de couteau dans les côtes du voyou, lequel alla rouler sur la table où le roi de Suède Egon Groat était assis en compagnie d’une jeune personne non identifiée, étonnamment pourvue en matière de
Le dispositif d’appel de la porte d’entrée du conapt retentit ; surpris, Joe Chip leva les yeux, vit que sa cigarette tentait de brûler la surface de formica de la table de néo-teck, l’enleva et l’éteignit, puis, le regard vague, se dirigea vers le tube de conversation dont l’embouchure était fixée près du verrou. « Qui est-ce ? » grommela-t-il ; il consulta sa montre et vit qu’il n’était pas encore 8 heures. Sans doute le robot encaisseur de loyers, décida-t-il. Ou bien un créancier. Il résolut de ne pas actionner le dispositif libérant le verrou.
Une voix masculine pétulante résonna par le haut-parleur de la porte :
— Je sais qu’il est tôt, Joe, mais je viens d’arriver. Ici G.G. Ashwood ; j’ai auprès de moi un sujet d’avenir que j’ai déniché à Topeka… Ce que je lis dans son cerveau est magnifique et je voudrais ta confirmation avant d’amener cette recrue à Runciter. D’ailleurs, pour le moment il est en Suisse.
— Mon matériel à tests n’est pas chez moi, dit Chip.
— Je passe à l’atelier et je te l’apporte.
— Il n’est pas à l’atelier non plus. (À contrecœur il avoua :) Il est dans ma voiture. Je n’ai pas eu le temps de le décharger hier soir. (En réalité, il était trop saoul pour avoir pu ouvrir le coffre de son hovercar.) Ça ne peut pas attendre jusqu’à 9 heures ? demanda-t-il avec irritation.
Les déploiements d’activité agités et sporadiques de G.G. Ashwood l’agaçaient même à midi… mais à 8 heures moins 20 du matin, c’était encore pire qu’un créancier.
— Joe, mon vieux, je suis tombé sur le gros lot ; un condensé vivant de miracles qui fera péter les aiguilles de tes instruments et qui va donner à la maison un nouveau souffle dont elle a rudement besoin. Sans compter que…
— C’est un anti-quoi ? demanda Joe Chip. Un anti-télépathe ?
— Honnêtement, déclara G.G. Ashwood, je n’en sais rien. Écoute, Joe. (Il baissa le ton.) C’est une question d’ordre privé. Je ne peux pas rester comme ça à baratiner devant la porte ; on pourrait entendre. Je suis même en train de capter les pensées d’un péquenot au rez-de-chaussée qui se demande ce que…
— D’accord, dit Joe Chip, résigné. (Une fois les monologues de G.G. Ashwood entamés, impossible de les arrêter. Autant l’écouter.) Laisse-moi le temps de m’habiller et de voir si j’ai du café quelque part.
Il avait le quasi-souvenir d’avoir fait un achat la nuit dernière au supermarché de l’immeuble ; il se rappelait notamment avoir donné un ticket de ration vert, ce qui pouvait correspondre à du café, du thé, des cigarettes ou une denrée importée de fantaisie.
— Cette fille te plaira, énonça G.G. Ashwood énergiquement. À vrai dire, comme c’est souvent le cas, elle a pour père un…
— Une fille ? dit Joe Chip avec inquiétude. Chez moi ça n’est pas visible ; je suis en retard pour payer les robots nettoyeurs et ils ne sont pas venus depuis quinze jours.
— Je vais lui demander si ça l’ennuie.
— Il ne s’agit pas d’elle. C’est moi que ça ennuie. Je la testerai plus tard à l’atelier, quand Runciter sera rentré.
— Je lis dans son esprit que ça lui est absolument égal.
— Quel âge a-t-elle ?
Peut-être, pensait-il, n’est-ce qu’une gosse. Certains des nouveaux neutraliseurs en puissance étaient des enfants, dont les facultés s’étaient développées comme moyen de protection contre des parents dotés de pouvoirs psi.
— Quel âge avez-vous, ma chère petite ? demanda G.G. Ashwood d’une voix affaiblie, tandis qu’il tournait la tête pour s’adresser à la personne qui l’accompagnait. (Il revint à Joe Chip :) Dix-neuf ans.
Bon, voilà qui réglait le problème. Mais maintenant sa curiosité était éveillée. G.G. Ashwood s’excitait facilement quand il tombait sur des filles séduisantes ; peut-être celle-ci entrait-elle dans cette catégorie.
— Donne-moi un quart d’heure, dit-il à G.G.
S’il se dépêchait, s’il arrivait à déclencher une opération de nettoyage en se passant pour l’instant de café et de breakfast, ce temps suffirait probablement pour assurer la propreté des lieux. En tout cas cela valait la peine d’essayer. Il raccrocha et fouilla dans les placards de la cuisine, à la recherche d’un balai (manuel ou automatique) ou d’un aspirateur (fonctionnant avec une batterie à hélium ou se branchant sur le secteur). Il ne trouva rien. Il était évident que l’agence de fournitures de l’immeuble ne lui avait jamais livré d’appareils ménagers. Un peu tard, pensa-t-il, pour s’en apercevoir. Et il y avait quatre ans qu’il vivait ici. Il prit le vidphone et composa le 214, le numéro du service d’entretien de l’immeuble.
— Écoutez, dit-il au répondeur homéostatique, je suis maintenant en mesure de répartir certains de mes fonds de manière à régler ma dette envers vos robots nettoyeurs. J’aimerais qu’ils viennent tout de suite s’occuper de mon conapt. Je paierai la totalité quand ils auront fini.
— Non, monsieur, vous paierez la totalité avant qu’ils commencent.
Il avait maintenant sa facture en main et l’examinait ; il déduisit du total son contingent de Clés de Crédit Magiques – mais la plupart, malheureusement, étaient épuisées. Sans doute l’étaient-elles à perpétuité, à considérer la tournure que prenaient ses rapports avec l’argent et le paiement des arriérés.
— Je vais imputer la somme que je vous dois à ma Clé Magique Triangulaire, déclara-t-il à son adversaire sans visage. Cela fera passer la dette en dehors de votre juridiction ; et sur vos livres la chose apparaîtra comme une restitution intégrale. Plus les amendes et les pénalisations.
— Ça, je l’imputerai à mon fonds spécial de…
— Mr Chip, les services comptables de la société de vente à crédit Ferris & Brockman ont diffusé à votre sujet un rapport particulier. Nos circuits de réception l’ont enregistré hier et sa teneur est fraîche dans notre mémoire. Depuis le mois de juillet, votre cote de fiabilité en matière de crédit est tombée d’un triple G à un quadruple G. Notre service ainsi d’ailleurs que l’immeuble tout entier est désormais programmé pour que tout crédit soit refusé à des gens aussi pathétiquement anormaux que vous, monsieur. En ce qui vous concerne, toute opération sera dorénavant traitée sur la base du paiement comptant pour le restant de vos jours. En fait…
Il coupa la communication. Et abandonna l’espoir de faire pénétrer – par menace ou par ruse les robots nettoyeurs dans son conapt en pagaille. À la place il se traîna jusqu’à la chambre à coucher pour s’habiller ; ça au moins, il pouvait le faire sans personne pour l’aider.
Après avoir revêtu une robe de chambre d’un marron pourpre éclatant, enfilé des chaussons en forme de poulaines, et s’être coiffé d’un bonnet de feutre avec un pompon, il se livra à des investigations dans la cuisine, dans l’espoir de trouver du café. Rien. Il concentra son attention sur le living et découvrit alors, près de la porte qui menait à la salle de bains, sa cape de sortie de la veille au soir, étalée dans toute sa largeur bleu moucheté, et un sac de plastique contenant une demi-livre de café du Kenya, un produit de luxe, qu’il n’avait pu acheter qu’en état d’ébriété avancée, considérant sa déplorable (et habituelle) situation financière.
Revenu dans la cuisine, il fouilla ses poches pour trouver une pièce de dix cents et s’en servit pour mettre la cafetière en marche.
Tout en reniflant l’odeur pour lui insolite, il observa à nouveau sa montre et vit qu’un quart d’heure avait passé ; il se dirigea d’un pas décidé vers la porte du conapt et appuya sur le bouton commandant la libération du verrou.
La porte refusa de s’ouvrir et déclara :
— Cinq cents, s’il vous plaît.
À nouveau il chercha dans ses poches. Plus de pièces ; plus rien.
— Je vous paierai demain, dit-il à la porte. (Il essaya une fois de plus d’actionner le verrou, mais celui-ci demeura fermé.) Les pièces que je vous donne, continua-t-il, constituent un pourboire ; je ne suis pas obligé de vous payer.
— Je ne suis pas de cet avis, dit la porte. Regardez dans le contrat que vous avez signé en emménageant dans ce conapt.
Il trouva le contrat dans le tiroir de son bureau ; depuis que le document avait été établi, il avait eu besoin maintes et maintes fois de s’y référer. La porte avait raison ; le paiement pour son ouverture et sa fermeture faisait partie des charges et n’avait rien de facultatif.
— Vous avez pu voir que je ne me trompais pas, dit la porte avec une certaine suffisance.
Joe Chip sortit un couteau en acier inoxydable du tiroir à côté de l’évier ; il s’en munit et entreprit systématiquement de démonter le verrou de sa porte insatiable.
— Je vous poursuivrai en justice, dit la porte tandis que tombait la première vis.
— Je n’ai jamais été poursuivi en justice par une porte. Mais je ne pense pas que j’en mourrai.
On frappa au battant.
— Hé, Joe, mon vieux, c’est moi, G.G. Ashwood. Et la petite est ici prête à entrer. Ouvre-nous.
— Mets une pièce dans la fente à ma place, dit Joe. On dirait que le mécanisme est détraqué de mon côté.
Une pièce tomba en tintant dans les entrailles de la porte ; elle s’ouvrit, montrant G.G. Ashwood sur le seuil, l’air radieux. Puis elle oscilla sur ses gonds avec un triomphe irrationnel et sournois, tandis qu’il s’avançait en poussant devant lui la jeune fille dans le conapt.
Elle resta un moment immobile à dévisager Joe, pas plus de dix-sept ans d’allure, mince et la peau cuivrée, de grands yeux noirs. Bon Dieu, pensa-t-il, elle est belle. Elle portait des jeans et un blouson de toile synthétique, et des bottes encroûtées de boue apparemment authentique. Sa crinière de cheveux brillants était attachée en arrière avec un foulard rouge. Ses manches remontées dévoilaient des bras bronzés aptes à travailler. À sa ceinture imitation cuir elle avait un couteau, un téléphone miniaturisé et un sachet de rations alimentaires et de boisson de secours. Sur la peau foncée de son avant-bras droit il déchiffra une inscription tatouée. Caveat emptor. Il se demanda ce que cela signifiait.
— Voici Pat, dit G.G. Ashwood, un bras passé avec une familiarité ostensible autour de la taille de la fille. Peu importe son nom de famille. (Trapu et poussif, portant comme d’habitude un poncho de mohair, un feutre abricot, des chaussettes de ski et des pantoufles, il s’avança vers Joe Chip, l’autosatisfaction irradiant de chaque molécule de son corps ; il avait fait une trouvaille de valeur et entendait bien en tirer le plus d’avantages possible.) Pat, je vous présente le testeur électronique de la compagnie, hautement expérimenté et de premier ordre.
— C’est vous qui êtes électronique ou vos tests ? demanda froidement la fille à Joe.
— Eux et moi nous faisons l’échange, dit Joe. (Il sentait, partout autour de lui, les miasmes émanant des détritus et du désordre de son appartement, et il savait qu’elle l’avait déjà remarqué.) Asseyez-vous, dit-il gauchement. Voulez-vous du vrai café ?
— Quel luxe, dit Pat en s’installant à la table de la cuisine et en se mettant machinalement à rassembler en une pile ordonnée les feuillets sortis durant la semaine de la machine à homéojournal. Comment pouvez-vous vous offrir du vrai café, Mr Chip ?
G.G. Ashwood intervint :
— Joe est bien payé. La maison ne pourrait pas marcher sans lui.
Il tendit le bras et prit une cigarette dans le paquet posé sur la table.
— Laisse tomber, dit Joe. Je suis presque à sec et j’ai acheté ce café avec mon dernier ticket de ration vert.
— J’ai payé pour la porte, remarqua G.G. (Il offrit le paquet de cigarettes à la fille.) Joe joue la comédie ; ne faites pas attention. C’est comme la façon dont il tient son intérieur. Ça montre qu’il a un tempérament créateur ; tous les génies sont comme ça. Où est ton matériel, Joe ? Nous perdons du temps.
Joe s’adressa à la fille :
— Votre tenue est bizarre.
— Je m’occupe de l’entretien des réseaux vidphoniques souterrains au kibboutz de Topeka, dit Pat. C’est un kibboutz où seules les femmes peuvent accomplir des travaux manuels. C’est pourquoi je m’y suis inscrite, plutôt qu’à celui de Wichita Falls. (Ses yeux resplendissaient d’orgueil.)
— Cette inscription sur votre bras, ce tatouage, dit Joe. C’est de l’hébreu ?
— Du latin. (Son regard voilait son amusement.) Je n’ai jamais vu un logement aussi encombré de cochonneries. Vous n’avez pas de maîtresse ?
— Un expert électronique n’a pas de temps pour la bagatelle, dit avec irritation G.G. Ashwood. Écoute, Joe, les parents de cette gosse travaillent pour Ray Hollis. S’ils apprennent qu’elle est ici, elle est bonne pour une lobotomie préfrontale.
— Ils ignorent que vous avez un contre-pouvoir ? demanda Joe à la fille.
— Oui, dit-elle en hochant la tête. Moi-même je ne m’en rendais pas compte jusqu’à ce que votre éclaireur soit venu s’asseoir à côté de moi à la cafétéria du kibboutz et m’ait parlé. Il a peut-être raison. (Elle haussa les épaules.) Peut-être pas. Il a dit que vous pourriez en fournir la preuve objective, avec votre équipement.
— Si les tests montrent que c’est vrai, demanda-t-il, ça vous fera quelle impression ?
— Je ne sais pas ; ça semble tellement… négatif. Je ne possède aucun don ; je ne sais ni soulever les objets, ni changer les pierres en pain, ni donner naissance sans fécondation, ni enrayer les maladies. Je ne sais pas non plus lire dans les esprits ou voir le futur… pas même des pouvoirs aussi ordinaires que ça. Je ne fais que nullifier les facultés des autres. Ça a l’air… (Elle eut un geste de la main.) Un peu ridicule.
— En tant que facteur de survie pour l’espèce humaine, dit Joe Chip, c’est aussi utile que les pouvoirs psi. Spécialement pour nous les Norms. Le facteur anti-psi est une restauration naturelle de l’équilibre écologique. Un insecte apprend à voler, donc un autre apprend à construire une toile pour le piéger. Est-ce que c’est pareil que si personne ne volait ? Les palourdes s’entourent d’une solide coquille pour se protéger, les oiseaux apprennent à emporter la palourde en l’air et à la projeter sur un rocher. En un sens, vous êtes une forme de vie prédatrice par rapport aux Psis, et les Psis sont prédateurs par rapport aux Norms. Ce qui fait de vous l’amie de la classe des Norms. C’est l’équilibre, le cercle complet, du chasseur à la proie. Un système apparemment éternel, et je ne vois pas comment il pourrait être amélioré.
— Je pourrais être accusée de trahison, dit Pat.
— Ça vous contrarie ?
— Je n’aime pas qu’on me soit hostile. Mais je suppose qu’on ne peut pas vivre longtemps sans éveiller d’hostilité ; on ne peut pas plaire à tout le monde, puisque les gens ne veulent pas tous la même chose. Si on fait plaisir à l’un, on déplaît à l’autre.
— En quoi consiste votre anti-pouvoir ? demanda Joe.
— C’est difficile à expliquer.
— Comme je le disais, fit G.G. Ashwood, c’est quelque chose d’unique ; je n’ai encore jamais entendu parler d’un truc pareil.
— Ça neutralise quel pouvoir psi ? dit Joe à la fille.
— La précognition, dit Pat. Enfin je crois. (Elle indiqua du doigt G.G. Ashwood qui souriait toujours avec enthousiasme.) Votre éclaireur, Mr Ashwood, me l’a expliqué. Je savais bien que je faisais des choses bizarres ; j’ai toujours eu ces périodes étranges dans ma vie, depuis l’âge de six ans. Je n’en ai jamais parlé à mes parents parce que je sentais que ça leur déplairait.
— Ce sont des précogs ? demanda Joe.
— Oui.
— Vous avez raison. Ça leur aurait déplu. Mais si ça se passait en leur présence ils auraient dû s’en rendre compte. Ils n’ont rien soupçonné ? Pourtant vous troubliez bien leurs facultés ?
— Je… dit Pat. (Elle eut un geste hésitant.) Je pense que je les troublais mais qu’ils ne le savaient pas. (Son visage était perplexe.)
— Laissez-moi vous expliquer, dit Joe, comment agit généralement un anti-précog. Comment il agit en fait dans tous les cas que nous connaissons. Le précog a la vision d’une série de futurs, rangés les uns à côté des autres comme des rayons dans une ruche. Mais l’un d’eux lui apparaît plus lumineux que les autres, et c’est celui-là qu’il choisit. Après ça l’anti-précog ne peut plus agir ; il faut qu’il soit présent au moment où le précog va faire son choix sinon il est trop tard. L’action de l’anti-précog brouille la vision du précog en lui donnant l’impression que tous les futurs ont le même coefficient de réalité, ce qui l’empêche d’en sélectionner un. Mais le précog est immédiatement averti de la présence de l’anti-précog, car toute la relation entre le futur et lui est altérée. Dans le cas des télépathes, il y a aussi un phénomène semblable qui…
— Elle remonte dans le temps, dit G.G. Ashwood.
Joe le fixa sans rien dire.
— Elle remonte dans le temps, répéta G.G. en savourant les termes. (Son regard semblait envoyer des étincelles dans tous les coins de la cuisine.) Le précog qui est influencé par elle continue de voir un seul futur prédominant ; une seule possibilité lumineuse, comme tu disais. Donc il la choisit, et il a raison. Mais pourquoi a-t-il raison ? Pourquoi cette possibilité est-elle la seule ? Parce que cette fille contrôle le futur. (Il fit un signe de tête en direction de Pat.) C’est cette possibilité qui est lumineuse parce qu’elle est allée dans le passé et qu’elle l’a changé. En le changeant elle change aussi le présent, ce qui inclut le précog ; celui-ci est influencé sans même le savoir, et son pouvoir a l’air d’opérer alors qu’en réalité il n’en est rien. C’est un des avantages de l’anti-pouvoir de Pat comparé à tous les autres pouvoirs anti-précog. L’autre avantage, encore plus grand, est qu’elle peut annuler après coup la décision du précog. Elle peut intervenir dans la situation une fois que cette décision est prise, et comme tu le sais c’est le problème qui nous a toujours gênés ; si nous n’étions pas là dès le début, nous ne pouvions rien faire. En un sens, nous ne pouvions jamais annuler la faculté précog à cent pour cent comme nous le faisions pour les autres pouvoirs psi ; c’est bien vrai ? C’est bien la faille qu’il y avait dans notre organisation ?
Il regardait Joe Chip comme pour quêter son approbation.
— Intéressant, se contenta de dire Joe.
— Quoi ? Intéressant ? rétorqua G.G. Ashwood avec indignation. C’est l’anti-pouvoir le plus spectaculaire que nous ayons jamais rencontré !
Pat dit à voix basse :
— Je ne remonte pas dans le temps. (Elle leva les yeux et son regard croisa celui de Joe Chip, d’une façon à la fois humble et agressive.) Je fais effectivement quelque chose, mais ce que raconte Mr Ashwood ne correspond pas à la réalité.
— Je lis dans votre esprit, lui dit G.G. l’air légèrement irrité. Je sais que vous pouvez changer le passé ; vous l’avez fait.
— Je peux changer le passé, dit Pat, mais je n’y vais pas ; je ne voyage pas dans le temps, comme vous voulez le faire croire à votre testeur.
— Comment changez-vous le passé ? lui demanda Joe.
— Je pense à lui. À un aspect particulier, un incident quelconque ou une phrase prononcée par quelqu’un. Ou bien à un événement mineur qui s’est produit alors que je ne le souhaitais pas. J’ai fait ça pour la première fois étant enfant…
— Elle avait six ans, interrompit G.G., et elle habitait à Détroit avec ses parents ; un jour elle a cassé une statuette ancienne en céramique à laquelle son père tenait beaucoup.
— Est-ce que votre père l’avait prévu ? demanda Joe. Avec sa faculté de précognition ?
— Il l’avait prévu, répondit Pat, et il m’a punie une semaine avant que je casse la statue. Mais il disait que c’était inévitable ; vous connaissez le don des précogs : ils voient l’avenir mais ne peuvent pas le changer. Ensuite, une fois que la statuette s’est brisée – enfin, quand elle a été cassée par moi, je veux dire – je me suis mise à ruminer là-dessus et à remuer des idées noires, en pensant à toute cette semaine où j’avais été privée de dessert au dîner et envoyée au lit plus tôt. J’ai pensé : Mon Dieu – ou ce que peut dire une gosse – est-ce qu’il n’y aurait pas eu un moyen d’empêcher ce malheur ? La précognition de mon père ne me semblait pas une chose très merveilleuse, puisqu’il ne pouvait pas modifier les événements ; c’est toujours le sentiment que j’ai aujourd’hui, une sorte de mépris. J’ai passé un mois à vouloir que la statuette ne soit pas cassée ; je n’arrêtais pas de revenir en esprit à la période où elle ne l’était pas, en m’imaginant l’aspect qu’elle avait eu… elle était d’ailleurs affreuse. Et puis un matin quand je me suis réveillée – et j’avais même rêvé la nuit d’avant que ça se passerait – elle était là. À l’endroit où elle était posée d’habitude. (Avec une expression tendue, elle se pencha vers Joe Chip ; elle continua à parler d’une voix dure et décidée.) Mais mes parents ne se sont aperçus de rien. Pour eux il était tout à fait normal que la statuette soit intacte. J’étais la seule à me rappeler.
Elle sourit, s’adossa, prit une autre cigarette dans le paquet de Joe et l’alluma.
— Je vais chercher mon matériel dans ma voiture, dit Joe en se dirigeant vers la porte.
— Cinq cents, s’il vous plaît, dit la porte quand il voulut actionner le verrou.
— Paye la porte, dit Joe à G.G. Ashwood.
Quand il eut apporté ses appareils dans le conapt, il pria l’éclaireur de décamper.
— Quoi ? fit G.G. Ashwood, ahuri. Mais c’est moi qui l’ai trouvée ; la prime me revient. J’ai passé presque dix jours à remonter jusqu’au champ qui émanait d’elle ; je…
— Tu sais très bien que je ne peux pas la tester avec ta propre émission de champ ici présente, lui dit Joe. Les pouvoirs et les anti-pouvoirs se nuisent respectivement ; si ce n’était pas le cas, nous serions au chômage. (Il tendit la main tandis que G.G. se levait en bougonnant.) Et laisse-moi de la monnaie. Pour qu’elle et moi nous puissions sortir d’ici.
— Ça ira, j’en ai sur moi, murmura Pat.
— Tu peux très bien mesurer la force qu’elle engendre, dit G.G., en te fondant sur l’affaiblissement de mon aura. Je t’ai vu faire ça cent fois.
— Cette fois c’est différent, dit Joe brièvement.
— Je n’ai plus de pièces, dit G.G. Je ne peux pas partir.
Regardant Joe, puis G. G., Pat dit :
— Je vous en donne une.
Elle la jeta à G.G. qui l’attrapa, l’air abasourdi. Puis cet air fit place, progressivement, à une expression morose et chagrinée.
— On peut dire que vous m’avez eu, fit-il en introduisant la pièce dans la fente de la porte. Tous les deux, marmonna-t-il pendant que le battant se rabattait derrière lui. C’est moi qui l’ai découverte. C’est de l’abus de confiance…
La porte en se refermant coupa le son de sa voix. Le silence retomba. Pat finit par dire :
— Quand il n’a plus son enthousiasme, il ne reste plus grand-chose de lui.
— C’est un brave type, dit Joe. (Il éprouvait son habituel sentiment de culpabilité, mais sans trop d’acuité.) En tout cas il a fait sa part. Maintenant…
— Maintenant c’est votre tour, dit Pat. Du moins à ce qu’il paraît. Je peux retirer mes bottes ?
— Bien sûr, dit-il.
Il mit ses appareils en place et les brancha, en vérifiant séparément le fonctionnement de chacun d’eux.
— On peut prendre une douche ? demanda-t-elle en rangeant ses bottes avec soin dans un coin.
— Ça coûte vingt-cinq cents, murmura-t-il. (Il la regarda et vit qu’elle commençait à défaire les boutons de son blouson.) Je ne les ai pas, ajouta-t-il.
— Au kibboutz, dit Pat, tout est gratuit.
— Gratuit ! (Il la dévisagea avec stupeur.) C’est infaisable économiquement. Comment un système peut-il marcher sur ces bases ? Ça ne peut pas durer plus d’un mois.
Elle continuait imperturbablement à déboutonner son blouson.
— Nos salaires sont versés à un fonds commun et nous avons droit à un crédit correspondant à notre travail. La totalité de nos gains sert à entretenir le kibboutz. En fait, le kibboutz de Topeka est depuis plusieurs années une entreprise rentable ; il rapporte plus qu’il ne coûte.
Ayant fini de défaire les boutons du blouson, elle le retira et le posa sur le dossier de sa chaise. Elle ne portait rien sous le vêtement bleu au tissu grossier, et il vit ses seins : fermes, haut placés, maintenus bien droits par les muscles nets des épaules.
— Vous êtes sûre de vouloir faire ça ? demanda-t-il. Je veux dire de vous déshabiller ?
— Vous ne vous souvenez pas.
— De quoi ?
— Que dans un autre présent je ne me suis pas déshabillée. Ça ne vous a pas plu, alors j’ai effacé ce présent pour le remplacer par celui-ci. (Elle se leva d’un mouvement souple.)
— Qu’est-ce que j’ai fait, demanda-t-il avec circonspection, quand vous ne vous êtes pas déshabillée ? J’ai refusé de vous tester ?
— Vous avez bougonné en disant que Mr Ashwood avait surestimé mes talents.
— Ce n’est pas mon genre ; je n’aurais pas fait ça, dit Joe.
— Tenez. (Ses seins remuèrent tandis qu’elle se penchait pour fouiller dans la poche de son blouson. Elle en sortit une feuille de papier pliée qu’elle lui tendit.) Ça vient du présent d’avant, celui que j’ai supprimé.
Il regarda la feuille et lut la conclusion qu’il avait portée en une ligne au bas de celle-ci. « Champ anti-psi inadéquat et inférieur à la moyenne. Sans valeur contre les catégories de précogs existant actuellement. » À côté figurait l’un des symboles codés qu’il utilisait, un cercle barré d’un trait. Ce qui voulait dire : À ne pas engager. Et seuls Glen Runciter et lui connaissaient le code. Même leurs éclaireurs ignoraient la signification d’un tel symbole, donc ce ne pouvait être Ashwood qui l’avait renseignée. Silencieusement il lui rendit le papier qu’elle replia et remit dans la poche de son blouson.
— Vous avez besoin de me tester ? demanda-t-elle. Après avoir vu ça ?
— Je dois suivre la routine, dit Joe. Il y a six indices selon lesquels…
— Vous êtes un petit bureaucrate incapable et criblé de dettes qui n’a même pas de quoi alimenter en monnaie sa porte d’entrée, déclara Pat.
Elle avait parlé d’un ton neutre et dévastateur, et sa voix se répercuta aux oreilles de Joe ; il se raidit, tressaillit et se mit à rougir.
— En ce moment je traverse une mauvaise passe, dit-il. Mais je peux me renflouer du jour au lendemain. Je peux obtenir un prêt. En le demandant au besoin à la firme. (Il se leva de façon mal assurée, prit deux tasses et deux soucoupes, remplit les tasses de café.) Sucre ? dit-il. Crème ?
— Crème, dit Pat qui se tenait toujours debout, nu-pieds et le buste nu.
Il manipula la poignée du réfrigérateur, pour en sortir un carton de lait.
— Dix cents, s’il vous plaît, dit le réfrigérateur. Cinq pour ouvrir ma porte et cinq pour la crème.
— Ce n’est pas de la crème, dit-il. C’est du lait ordinaire. (Il continua à essayer de manœuvrer – inutilement – la porte du réfrigérateur.) Juste cette fois, fit-il. Je paierai ce soir, juré.
— Tenez, dit Pat en faisant glisser une pièce de dix cents sur la table dans sa direction. Il faudrait qu’elle ait de l’argent, poursuivit-elle en le regardant mettre la pièce dans la fente du réfrigérateur. Je parle de votre maîtresse. Vous êtes vraiment un raté, hein ? Je l’ai su dès que Mr Ashwood…
— Ce n’est pas toujours comme en ce moment, graillonna-t-il.
— Désirez-vous que je vous libère de vos problèmes, Mr Chip ? (Les mains dans les poches de ses jeans, elle le regardait sans expression, sans qu’aucune émotion ne voile son visage. Seul son regard était en éveil, comme aux aguets.) Vous savez que j’en suis capable. Asseyez-vous et rédigez votre rapport sur moi. Vous n’avez pas besoin des tests. De toute façon mon pouvoir est unique en son genre ; vous ne pouvez pas mesurer le champ que je produis… il se situe dans le passé et vous me testez dans le présent, qui n’intervient que comme une conséquence automatique. Vous êtes d’accord ?
— Faites-moi voir, dit-il, ce rapport que vous avez dans votre poche. Je veux le regarder encore une fois avant de prendre une décision.
Elle sortit une nouvelle fois de son blouson la feuille de papier jaune pliée ; elle la lui tendit calmement par-dessus la table et il la relut. Mon écriture, se dit-il. Oui, c’est bien vrai. Il lui rendit la feuille et prit dans son nécessaire à tests une autre feuille identique encore vierge. Il y inscrivit le nom de Pat, puis de faux résultats de tests d’un niveau extrêmement élevé, et enfin ses observations. Ses nouvelles observations. Pouvoir incroyable. Champ anti-psi à l’étendue inégalée. Capable vraisemblablement de nullifier tout groupe de précogs imaginable. À la suite de ces lignes il marqua un symbole : cette fois deux croix soulignées. Pat, penchée derrière lui, le regardait écrire ; il sentait son souffle sur sa nuque.
— Que signifient les deux croix ? demanda-t-elle.
— À engager, répondit Joe, à n’importe quel prix.
— Merci. (Elle fouilla dans son porte-monnaie, en sortit une poignée de billets et lui en remit un. Un gros.) Ceci vous aidera pour vos dépenses. Je n’ai pas voulu vous le donner avant que vous n’ayez fini votre rapport. Vous auriez tout annulé et auriez gardé jusqu’à votre mort la conviction que je voulais vous acheter. Vous auriez même pu décider que je n’avais aucun contre-pouvoir.
Elle défit la fermeture Éclair de ses jeans et continua son rapide et furtif déshabillage. Sans la regarder, Joe Chip examina ce qu’il avait écrit. Les croix soulignées n’avaient pas le sens qu’il lui avait dit. Elles signifiaient : À surveiller. Cette personne représente un risque et peut être dangereuse pour la firme. Il signa le rapport, le plia et le tendit à Pat. Elle le fit disparaître dans sa poche.
— Quand puis-je apporter mes affaires ici ? demanda-t-elle en s’éloignant vers la salle de bains. Puisque je vous ai donné sans doute l’équivalent d’au moins un mois de loyer, je considère que je suis chez moi maintenant.
— Quand vous voudrez, dit-il.
La salle de bains déclara :
— Cinquante cents, s’il vous plaît. Avant de commencer à faire couler l’eau.
Pat revint dans la cuisine pour prendre son porte-monnaie.